Cinq
Au grand désarroi de Marguerite, et à l’immense déception de Tessa, la réception vidéo et téléchargement ne s’améliora pas du week-end. On ne pouvait pas davantage communiquer par téléphone ou réseau au-delà du périmètre de Blind Lake.
Marguerite supposa qu’il s’agissait d’une nouvelle manifestation des protocoles de sécurité franchement complexes de Blind Lake. Elle avait connu plusieurs blocus de ce genre quand elle travaillait à Crossbank. La plupart n’avaient pas duré plus de quelques heures, même si l’un (dû à un survol sans autorisation, en fait un simple pilote privé ayant grillé ses puces de navigation et ses transpondeurs) avait créé un petit scandale et provoqué le verrouillage du périmètre de sécurité pendant presque une semaine.
Ici à Blind Lake, le blocus, du moins pour Marguerite, n’avait rien de vraiment gênant, du moins pour le moment. Elle n’avait aucun déplacement de prévu ni aucun besoin urgent de parler à qui que ce soit de l’extérieur. Son père l’appelait de l’Ohio tous les samedis, mais il n’ignorait rien des problèmes de sécurité et ne s’inquiéterait pas outre mesure de ne pas arriver à joindre sa fille. Cela posait en revanche un problème pour Tessa.
Non qu’elle soit un de ces enfants toujours collés au panneau vidéo. Elle aimait s’amuser à l’extérieur, même si elle jouait surtout seule, et Blind Lake était l’un de ces rares endroits sur Terre où un gamin pouvait se promener non accompagné sans réelle crainte de croiser la drogue ou le crime. Mais ce week-end-là, la météo refusait de coopérer. Le temps vif et ensoleillé du samedi matin céda la place vers midi à de gros nuages asphalte et à des averses aussi brèves que violentes. Octobre annonçant la venue de l’hiver. La température chuta brutalement à 10°C, et si Tess s’aventura une fois à l’extérieur – pour aller dans le garage fouiller un carton de poupées non déballé depuis le déménagement –, elle ne tarda pas à revenir en frissonnant sous sa veste de flanelle.
Aucun changement le dimanche, où le vent souffla en bourrasques autour des gouttières et s’engouffra dans la bouche d’aération du plafond de la salle de bains. Marguerite demanda à Tess s’il y avait une camarade de classe avec laquelle elle aimerait jouer. Après quelques hésitations, Tess finit par livrer le nom d’Edie Jerundt. Elle n’était pas certaine de l’orthographe mais Dieu merci, peu de noms commençant par J figuraient dans l’annuaire interne de Blind Lake.
La mère d’Edie, Connie Jerundt – analyste séquentielle à Imagerie, apprit Marguerite –, proposa aussitôt de la leur amener pour jouer (sans même demander son avis à Edie, ce qui conduisit Marguerite à supposer que celle-ci s’ennuyait autant que Tess). Connie et sa fille arrivèrent moins d’une heure après. Elles se ressemblaient tellement qu’on aurait dit des poupées russes, l’une se nichant confortablement à l’intérieur de l’autre, sans autres différences que leurs dimensions. Toutes deux avaient de grands yeux et des cheveux châtain terne ébouriffés, des caractéristiques atténuées par l’âge adulte chez Connie mais concentrées sur le petit visage d’Edie.
Edie Jerundt avait apporté quelques téléchargements récents et les deux fillettes s’installèrent aussitôt devant le panneau vidéo. Quinze minutes durant, Connie discuta avec nervosité du long blocus de sécurité et de ses inconvénients – elle avait projeté de se rendre à Constance afin de prendre de l’avance dans ses achats de Noël – puis s’excusa en promettant de venir récupérer Edie avant 17 heures.
Marguerite observa les deux filles qui regardaient le panneau vidéo dans le salon.
Les téléchargements – des aventures de La Fille Panda – étaient un peu bébé pour Tess, et Edie avait aussi apporté ces lunettes synchronisées avec les images qu’on disait mauvaises pour les yeux si on les portait plus de quelques heures. Les séquences d’action poussées en 3D les firent tressaillir toutes les deux.
Pour le reste, elles auraient aussi bien pu être seules. Elles se tenaient chacune assises à un bout du canapé, inclinées à des angles très différents contre de gros coussins. Marguerite ressentit tout de suite une vague pitié envers Edie Jerundt, une de ces filles conçues par Dame Nature pour être persécutées et ostracisées : des bras et des jambes comme des échasses, une compréhension approximative, une parole hésitante, un embarras profond et permanent.
Marguerite trouva bien que Tess se soit prise d’amitié pour une fille comme Edie Jerundt.
À moins que…
À moins que ce ne soit Edie qui se soit prise d’amitié pour Tess.
Après les téléchargements, elles jouèrent avec les poupées récupérées dans le garage par Tess. La fillette avait assemblé cette collection hétéroclite sur les marchés aux puces en plein air, à l’époque où Ray partait en voiture de Crossbank le week-end pour aller dans la campagne du New Hampshire. Des poupées pâlies par le soleil, aux articulations bizarrement tordues et aux habits dépareillés ; des baigneurs trop grands, en général nus ; une poignée de figurines dérivées de films oubliés, bras et jambes fléchis. Tess essaya d’embarquer Edie dans un scénario (voilà la mère, voilà le père, le bébé a faim mais comme il faut qu’ils aillent travailler, il y a la baby-sitter), mais Edie s’en lassa vite et se contenta de faire défiler les poupées sur la table basse en leur attribuant des monologues sans queue ni tête (je suis une fille, j’ai un chien, je suis jolie, je te déteste). Comme doucement poussée à l’écart, Tess se replia sur le canapé pour observer ce jeu. Et commença à se cogner la tête à intervalles fixes sur le dossier. À peu près un coup par seconde, jusqu’à ce que Marguerite, en passant, lui pose la main sur le crâne.
C’est cette manière de se cogner la tête qui, avec un inquiétant retard dans l’apprentissage de la parole, avait pour la première fois incité Marguerite à penser sa fille différente. Pas anormale, jamais elle n’aurait utilisé un tel jugement de valeur. Mais oui, Tessa était différente, Tessa avait des problèmes. Des problèmes qu’aucun des thérapeutes bien intentionnés consultés par Marguerite n’avait tout à fait réussi à définir. Le plus souvent, ils parlaient d’autisme de haut niveau ou de syndrome d’Asperger. Ce qui signifiait : nous avons un tiroir à étiquette dans lequel jeter les symptômes de votre fille, mais pas vraiment de traitement.
Marguerite avait emmené sa fille chez un physiothérapeute afin de corriger sa maladresse et sa « proprioception médiocre ». Elle avait essayé des séries de médicaments destinés à modifier ses taux de sérotonine, de dopamine ou de facteur Q, mais aucun d’eux n’avait apporté le moindre changement perceptible. Ce qui voulait peut-être juste dire que Tess avait une personnalité atypique, que sa réserve maladroite et son isolement social lui poseraient des problèmes jusqu’à la fin de ses jours, sauf si elle arrivait à les surmonter par la force de sa volonté. Marguerite avait fini par estimer contre-productif tout tripatouillage de l’architecture neurochimique de sa fille. Tess était une enfant dont la personnalité n’avait pas fini de se former : il ne fallait pas la droguer ou la malmener pour la faire correspondre à la notion de maturité d’une tierce personne.
Et cela avait semblé un compromis convaincant, du moins jusqu’à ce que Marguerite quitte Ray, jusqu’aux ennuis là-bas à Crossbank.
Il n’y avait même pas eu un seul journal de tout le week-end. D’habitude, on arrivait à imprimer depuis le réseau des parties du New York Times (ou de la plupart des autres journaux urbains), mais même cette connexion de misère avec l’extérieur avait été coupée. Et si les journaux manquaient à Marguerite, quelle devait être la souffrance des accros à l’information continue ! Ils se retrouvaient coupés du grand soap opéra global, laissés dans l’ignorance des accords belges ou de la dernière désignation à la Cour continentale. Le silence du panneau vidéo et le crépitement régulier de la pluie rendaient l’après-midi assommant, aussi Marguerite fut-elle contente de pouvoir s’asseoir dans la cuisine pour feuilleter de vieux exemplaires d’Astrobiology & Exozoology, en laissant son attention papillonner sur le texte dense jusqu’à ce que Connie revienne chercher Edie.
Marguerite monta extirper les filles de la chambre de Tess. Affalée sur le lit, les pieds contre le mur, Edie farfouillait dans la boîte à chaussures contenant les faux bijoux, les peignes ornementaux et les barrettes en écaille de Tess. Quant à cette dernière, elle se tenait : assise à sa commode, face au miroir.
« Ta maman est là, Edie », annonça Marguerite.
Edie cligna ses grands yeux de grenouille et se précipita en bas à la recherche de ses chaussures.
Tess resta face au miroir à s’entortiller les cheveux autour de l’index droit.
« Tess ? »
Les cheveux formèrent une boude brillante de l’ongle à la première articulation, puis tombèrent.
« Tess ? tu t’es bien amusée avec Edie ?
— Je crois.
— Tu devrais peut-être le lui dire. »
Tess haussa les épaules.
« Tu devrais peut-être le lui dire maintenant. Elle est en bas, elle se prépare à partir. »
Mais le temps que Tess descende jusqu’à la porte d’entrée, Edie et sa mère étaient déjà parties.
Le lundi, ce qui avait débuté comme un désagrément commença à ressembler davantage à une crise.
Marguerite déposa Tess au collège en allant à Hubble Plaza. Sur le parking, la foule des parents – dont Connie Jerundt, qui salua Marguerite d’un geste depuis sa voiture – bouillonnait de rumeurs. En l’absence d’urgence locale expliquant le blocus, il avait dû se produire quelque chose à l’extérieur, quelque chose d’assez grave pour provoquer une crise de sécurité, mais quoi ? Et pourquoi personne n’en avait-il été informé ?
Marguerite refusa de prendre part aux spéculations. De toute évidence (du moins pour elle), le seul comportement logique consistait à continuer à travailler. On ne pouvait peut-être pas communiquer avec le monde extérieur, mais le monde extérieur continuait à fournir de l’énergie à Blind Lake et attendait très probablement que les gens de Blind Lake poursuivent leur travail. Marguerite embrassa Tess, la regarda traverser la cour de récréation en une longue boucle stochastique et redémarra lorsque la cloche sonna.
La pluie ne tombait plus mais octobre avait pris le temps en charge et un vent froid soufflait dans le ciel d’un bleu de pierre précieuse. Elle se réjouit d’avoir insisté pour que Tess enfile un pull. Elle-même avait choisi de revêtir un coupe-vent en vinyle, qui se révéla inefficace sur le long trajet à pied entre le parking de Hubble Plaza et l’entrée de l’aile est. La neige ne tardera pas, pensa Marguerite, et Noël non plus, une fois passé le cap fatidique de Thanksgiving. L’évolution des conditions météorologiques rendait la quarantaine bien plus perturbante, comme si l’air raréfié venu du Canada apportait isolement et inquiétude.
En attendant l’ascenseur, Marguerite aperçut son ex-mari Ray qui s’engouffrait dans la supérette du rez-de-chaussée, sans doute pour sa dose matinale de DingDong. Ray était un homme aux habitudes farouchement établies, l’une d’elles consistant à prendre des DingDong au petit déjeuner. Il se donnait un mal stupéfiant pour s’assurer de ne jamais manquer de ces gâteaux au chocolat fourrés à la crème, y compris en voyages d’affaires ou en vacances. Il en emportait dans un Tupperware dans ses bagages. Une journée sans DingDong accentuait ses pires défauts ; son irritabilité, ses petites crises de rage à la moindre frustration. Elle garda l’œil sur l’entrée de la supérette tandis que l’ascenseur descendait petit à petit du neuvième étage. Juste au moment où le carillon retentissait, Ray réapparut avec un petit sac à la main. Les DingDong, sûrement. Qu’il engloutirait, aucun doute à ce sujet, enfermé dans son bureau : il n’aimait pas qu’on le voie manger des sucreries. Marguerite l’imagina, un DingDong dans chaque main, grignotant comme un écureuil fou, des miettes tombant sur sa chemise blanche amidonnée et sa cravate sinistre. Elle entra dans l’ascenseur avec trois autres personnes et se dépêcha d’appuyer sur le bouton correspondant à son étage afin de provoquer la fermeture des portes avant que Ray ait le temps de se précipiter dans la cabine.
Le travail de Marguerite – même si elle l’adorait et s’était battue de toutes ses forces pour l’obtenir – lui donnait parfois l’impression d’être une voyeuse. Une voyeuse rémunérée et impartiale, certes, mais une voyeuse tout de même.
Elle n’avait pas eu ce sentiment à Crossbank, mais ses capacités y avaient été inexploitées : elle y avait passé cinq ans à extraire des détails botaniques d’études d’archives, le genre de travail de routine ingrat que n’importe quel étudiant de troisième cycle un peu futé aurait pu effectuer. Elle pouvait encore réciter les noms latins provisoires de dix-huit variétés de mattes bactériennes. Au bout d’un an, elle avait tellement l’habitude de voir l’océan sur HR8832/B qu’elle s’imaginait le sentir, avec ses niveaux quasi toxiques de chlore et d’ozone détectés par les relevés photochromatiques, une odeur aigre et plus ou moins grasse, comme celle d’un produit de débouchage. Elle n’était entrée à Crossbank qu’à l’instigation de Ray – il y occupait un poste administratif –, et avait refusé plusieurs mutations à Blind Lake, surtout parce que Ray n’accepterait pas de déménager.
Puis elle avait rassemblé tout son courage et engagé la procédure de divorce, après quoi elle avait accepté ce poste à Obs, pour découvrir alors que Ray s’était lui-même détaché à Blind Lake. Il s’y était même installé un mois avant la date de déménagement prévue pour Marguerite, s’y créant une place et sabotant sans doute la réputation de son ex-femme auprès des administrateurs principaux.
Elle y effectuait malgré tout le boulot pour lequel elle avait été formée et qu’elle convoitait : ce qui avait jamais existé de plus proche de l’astrozoologie.
Elle avança dans le labyrinthe constitué par les bureaux de l’équipe de support, dit bonjour aux employés, aux secrétaires et aux programmeurs et s’arrêta dans la cuisine pour remplir de café trop cuit et de mélange mi-crème mi-lait son mug, souvenir de Blind Lake, orné d’un homard. Elle alla ensuite s’enfermer dans son bureau.
Du papier couvrait sa table, du papier électronique encombrait son bureau virtuel : du travail en attente, pour l’essentiel de la vérification procédurale nécessaire mais longue, frustrante et fastidieuse. Elle pourrait cependant en effectuer une partie plus tard, chez elle.
Ce jour-là, elle voulait passer du temps avec le Sujet. Du temps brut, du vrai temps.
Elle ferma les stores, réduisit l’éclairage des microlampes au soufre serties dans le plafond et alluma le moniteur qui occupait l’intégralité du mur ouest de son bureau.
Bon minutage. La journée de dix-sept heures d’UMa47/E venait de commencer.
En ce début de matinée, le Sujet s’agitait sur sa paillasse à même le sol rocheux du terrier.
Comme d’habitude, des douzaines de petites créatures – parasites, symbiotes ou progéniture – détalèrent des mamelles à sang du Sujet auxquelles elles s’étaient nourries durant son sommeil. Ces petits animaux, de la taille d’une souris, multipèdes et au corps articulé de manière ondulante, disparurent dans les fentes au pied des parois de grès. Le Sujet s’assit puis se redressa de toute sa hauteur.
Les estimations donnaient au Sujet une hauteur d’environ deux mètres dix. Un spécimen certes impressionnant. (Dans son for intérieur, Marguerite en parlait comme d’un mâle mais n’aurait jamais osé émettre la moindre supposition sur son sexe dans un papier officiel. On ne savait absolument rien du sexe et de la stratégie de reproduction des extraterrestres.) De loin et à contre-jour, le Sujet, bipède et bilatéralement symétrique, aurait peut-être pu passer pour un humain. Mais la ressemblance s’arrêtait là.
Sa peau – il ne s’agissait pas d’un exosquelette comme le laissait croire ce ridicule surnom de « homard » – était robuste, rouge brun, avec un tégument à la texture granuleuse. À cause de cette peau dense gardant l’humidité, des fentes pulmonaires exposées sur la surface ventrale ainsi que de détails comme l’articulation multiple des membres ou les minuscules membres manipulateurs de nourriture sur le coté des mandibules, certains pensaient que le Sujet et ses semblables pouvaient être le résultat de l’évolution d’une espèce d’insecte. Un autre scénario représentait une souche d’invertébrés atteignant la taille et la mobilité des mammifères en enfouissant leur notocorde dans une colonne vertébrale chitineuse tout en remplaçant leur dure carapace par une peau épaisse mais flexible et plus légère. Mais peu de preuves étaient venues soutenir cette hypothèse ou les autres. L’exozoologie présentait déjà un certain nombre de difficultés, l’exopaléobiologie restait une science à l’état de rêve.
On voyait nettement le Sujet dans la lumière dispensée par la série d’ampoules incandescentes accrochées au plafond. Ces petites ampoules, plus proches de celles des guirlandes de Noël que des lampes normales, semblaient pour le reste ridiculement familières. Ce qu’elles étaient, avec leur filament en tungstène ordinaire, comme le leur avait appris la spectroscopie : une technologie rudimentaire, robuste. De temps en temps, d’autres aborigènes venaient remplacer les ampoules hors-service et vérifier l’absence de discontinuité ou d’irrégularités dans le câble de cuivre isolé. La ville se glorifiait d’une infrastructure de maintenance raffinée et fiable.
Le Sujet ne s’habilla pas. Il ne se nourrit pas non plus : on ne l’avait jamais vu en train de manger là où il passait ses nuits. Il prit le temps d’évacuer un déchet liquide par un trou dans le sol. L’épais liquide verdâtre ruissela d’un orifice de son abdomen inférieur. Bien entendu, aucun son n’accompagnait ces images, mais l’imagination de Marguerite lui fournit éclaboussure et gargouillements.
Elle se rappela que tout ceci avait pris place cinquante ans auparavant, ce qui amoindrit son sentiment d’intrusion. Elle ne parlerait jamais à cette créature, n’interagirait jamais avec elle de quelque façon que ce soit : cette image, aussi mystérieuse que soit son trajet, était selon toute probabilité limitée à la vitesse de la lumière. Cinquante et une années-lumière séparaient l’étoile parente 47 Ursa Majoris de la Terre.
(De même, si quelqu’un ailleurs dans la galaxie l’observait elle, elle aurait trouvé refuge dans sa tombe bien avant que ses observateurs puissent tenter d’interpréter ses fonctions d’excrétion.)
Le Sujet quitta sans préambule son terrier. Il marchait sur deux jambes d’une manière qui semblait bizarre selon les critères humains, mais qui couvrait le sol avec efficacité. Cette partie de la journée pouvait s’avérer intéressante. Le Sujet occupait toutes ses matinées à peu près de la même manière : il allait assembler des pièces de machines à l’usine – mais prenait rarement deux fois le même itinéraire pour se rendre au travail. On avait réuni un nombre suffisant d’éléments pour penser qu’il s’agissait là d’un impératif culturel ou biologique (ce qui signifiait que la plupart des autres agissaient de la même manière que lui), peut-être un instinct atavique pour éviter les prédateurs. Dommage, Marguerite aurait préféré y penser comme à une idiosyncrasie du Sujet, à une préférence individuelle, à un choix manifeste.
De toute manière, le programme d’observation suivait le Sujet d’une manière précise et prévisible. Lorsque le Sujet se déplaçait, le point de vue apparent (la « caméra virtuelle », comme l’appelait Acquisition d’Image) le suivait à distance constante. Le Sujet occupait le milieu de l’écran, mais on voyait son monde autour de lui pendant ses déplacements. Il marchait avec ses congénères dans les couloirs à éclairage par incandescence de son terrier, et tout le monde avançait dans la même direction, comme dans des passages à sens unique, mais dont le sens varierait de jour en jour. Au sein d’une foule, Marguerite avait appris à reconnaître le Sujet non seulement grâce à sa position centrale à l’écran (il lui arrivait d’être masqué un instant), mais aussi grâce à ses épaules rondes et à la couleur jaune-orange vif de sa crête dorso-crânienne.
Elle aperçut la lumière du jour en passant devant des balcons et des rotondes ouverts sur l’extérieur. Le ciel était ce jour-là d’un bleu poudreux. Homardville avait reçu la plus grande partie de sa pluie durant la saison modérément froide, et c’était maintenant le cœur de l’été, au beau milieu du long flirt du soleil avec la latitude sud. La planète avait une légère inclinaison axiale mais une très longue orbite autour de son étoile : l’été dans la ville du Sujet durerait encore deux ans terrestres.
En été, le ciel se voyait plus souvent obscurci par de la poussière que par des nuages de pluie. UMa47/E était plus sèche que la Terre : comme Mars, elle pouvait engendrer de vastes tempêtes de poussières électriquement chargées. Une fine poussière flottait en permanence dans l’atmosphère, et jamais le ciel n’avait la même transparence que sur Terre. Mais ce sera une journée calme, supposa Marguerite. Chaude, à en juger par l’épanouissement des cils rafraîchisseurs du Sujet. Le bleu crayeux du ciel avait atteint sa meilleure nuance. (Marguerite cligna des yeux et imagina, en Arizona ou au Nouveau-Mexique, des pueblos sur une falaise dans le soleil tranquille de midi.)
Le Sujet finit par sortir sur l’un des larges chemins extérieurs qui se déroulaient jusqu’au sol de la ville.
Les premiers relevés à haute altitude avaient identifié pas moins de quarante de ces grandes villes de pierre, et le double de villes nettement moins imposantes, éparpillées sur la surface d’UMa47/E. Marguerite gardait sur son bureau un globe de la planète du Sujet, avec les villes repérées et nommées par leurs seules latitude et longitude. (Personne ne voulait les baptiser de peur de sembler arrogant et anthropomorphique. « Homardville » n’était qu’un surnom, et on apprenait à l’éviter en présence d’administrateurs ou de journalistes.)
Peut-être même commettait-on une erreur d’attribution en appelant cette communauté une « ville ». Mais pour Marguerite, cela ressemblait à une ville, et elle aimait la regarder.
La ville comptait plus de mille ziggourats de grès, tous énormes. En descendant, le Sujet, dont la chambre se situait très haut dans cette structure particulière, permit à Marguerite de disposer d’une vue panoramique. Les tours se ressemblaient toutes beaucoup, spirales en coquille de nautile s’élevant de places à carreaux rouges, les structures industrielles se distinguant par les cheminées jaillissant de leur sommet et les flots de fumée claire ou sombre qui se dispersaient dans l’atmosphère immobile. D’un bout à l’autre de la ville, chemins externes et espaces dégagés s’emplissaient d’autochtones qui venaient de se réveiller. Le soleil, en avance rapide vers son zénith, expédiait des doigts de lumière jaune dans les canyons ouverts à l’est. Marguerite entrevit, au-delà de la ville, des terres agricoles irriguées et, plus loin, un maquis marron et un horizon déchiqueté par des montagnes distantes. (Et en fermant les yeux, elle voyait l’image rémanente en couleurs contraires, comme non filtrées par un milliard de dollars de technologie incompréhensible, comme si elle se trouvait là-bas en chair et en os, en train de respirer la légère atmosphère, les narines brûlées par la fine poussière.)
Le Sujet atteignit le sol et longea des bandes de lumière et d’ombre parallèles pour poursuivre son chemin en direction de la tour industrielle dans laquelle il passait ses journées.
Marguerite l’observait sans prêter attention à son travail de bureau. Elle ne figurait pas parmi les observateurs principaux et il n’y avait guère de chances qu’elle remarque quelque chose qui avait échappé aux cinq comités spécialisés. Son travail consistait à intégrer leurs observations, pas à se livrer aux siennes dans son coin. Mais cela pourrait attendre au moins le déjeuner. De toute manière, le blocus empêchait les agences extérieures de lire ses rapports. Elle était libre de regarder.
Libre, si elle le voulait, de rêver.
Elle prit son déjeuner à la cafétéria du personnel dans l’aile ouest de Hubble Plaza. Ray ne s’y trouvait pas, mais elle aperçut son assistante Sue Sampel en train de prendre du café à la caisse. Marguerite avait sincèrement pitié de Sue, même si elle ne l’avait rencontrée qu’une fois ou deux : elle savait de quelle manière Ray traitait ses subalternes. D’où le fort taux de renouvellement de son équipe à Crossbank. Sue devait déjà avoir demandé sa mutation. Ou le ferait sous peu. Marguerite la salua d’un geste, auquel Sue répondit d’un hochement de tête distrait.
Après le repas, Marguerite s’attela à sa paperasse. Elle passa au crible un rapport particulièrement intéressant du chef de l’équipe Physiologie qui avait introduit mille heures de vidéo dans un processeur graphique, marquant les parties mobiles du corps du Sujet et corrélant ses changements à la situation et à l’heure du jour. Cette approche avait produit de surprenantes quantités de données concrètes, qu’il faudrait diffuser à toutes les autres divisions par l’intermédiaire d’un bulletin d’information prioritaire dont la composition revenait à Marguerite. Dès que Bob Corso et Felice Kawakami de Physiologie reviendraient de la conférence de Cancun, elle leur demanderait de l’aider… Elle imaginait un résumé sous forme de listes à puces, avec des suggestions sur les suites à donner, aussi succinct que possible afin d’éviter que les divers chefs d’équipe se plaignent de crouler sous les données.
Elle garda le Sujet sur le panneau mural afin de pouvoir, en quittant des yeux son travail, voir le Sujet effectuer le sien. Le Sujet travaillait dans ce qui était presque à coup sûr une usine. Il se tenait debout devant un piédestal dans un vaste espace clos, illuminé par un projecteur. Des faisceaux de lumière similaires délimitaient des aborigènes tout aussi similaires, alignés par centaines derrière lui comme des colonnes phosphorescentes dans une caverne sombre. Le Sujet prenait des pièces modulaires (des mécanismes cylindriques non encore identifiés) dans un casier à côté de la colonne et les insérait dans des disques préperforés. Ces disques sortaient d’une cavité de son piédestal pour atteindre une plate-forme en hauteur dont ils redescendaient une fois complétés par le Sujet. Le cycle se répétait à peu près toutes les dix minutes. Le qualifier de monotone, songea Marguerite, repousserait les limites de l’euphémisme.
Mais quelque chose retint son attention.
Le Sujet restant à peu près à la même place, la caméra virtuelle avait tourné pour le représenter de face. Elle voyait le visage du Sujet, austère dans la lumière venue d’en haut. Si toutefois on pouvait parler de visage. Certains le trouvaient horrible, mais à tort, bien entendu, c’était juste quelque chose d’extrêmement peu familier. Choquant à première vue parce qu’on en reconnaissait certaines parties (les yeux, par exemple, nichés au milieu d’os comme les yeux humains, mais entièrement blancs) tandis que d’autres (les bras d’alimentation, les mandibules) rappelaient les insectes ou vous restaient étrangères. On apprenait toutefois à transcender ces premières impressions pénibles. Plus dérangeante était l’incapacité à voir au-delà. À en voir la signification. Les humains étaient câblés pour reconnaître la manifestation d’une émotion humaine sur un visage humain et un chercheur un tant soit peu compétent pouvait parvenir à comprendre les expressions des grands singes ou des loups. Le visage du Sujet défiait quant à lui l’interprétation.
Ses mains, en revanche…
Car il s’agissait bel et bien de mains, semblables d’ailleurs à un point troublant à celles des humains, avec leurs trois longs doigts flexibles et leur protubérance osseuse fixe sur le poignet en guise de « pouce ». On en reconnaissait aussitôt toutes les parties et on n’avait aucun mal à les imaginer attraper un objet. Elles bougeaient avec agilité, d’une manière familière.
Marguerite les observa à l’œuvre.
Elles tremblaient, non ?
Marguerite eut l’impression que les mains du Sujet tremblaient.
Elle transmit une petite note à l’équipe Physiologie :
Tremblement des mains du Sujet ? Ça y ressemblait (aujourd’hui 15h30 sur les canaux directs). Me tenir au courant. M.
Puis elle se remit au travail. Cela lui plaisait, quelque part, de taper sur son clavier en ayant l’image du Sujet au-dessus de l’épaule. Comme s’ils travaillaient ensemble. Comme si elle avait de la compagnie. Comme si elle avait un ami.
Elle récupéra Tess en rentrant à la maison.
Lorsqu’elle avait gym, Tess sortait toujours de l’école avec le chemisier boutonné de travers ou les lacets pas attachés. Ce jour-là ne fit pas exception. Mais comme elle semblait d’humeur taciturne et se recroquevillait sur le siège passager pour se protéger de la froideur de l’automne, Marguerite s’abstint de tout commentaire sur sa tenue. « Tout va bien ?
— Je crois, répondit Tess.
— D’après ce que j’ai entendu dire, les canaux de données sont encore HS. Pas de vidéo ce soir.
— On regarde La Cité du Soleil, le lundi.
— Oui, mais pas ce soir, chérie.
— J’ai un livre à lire, dit spontanément Tess.
— Très bien. Quel genre de livre ?
— Un truc sur l’astronomie. »
Une fois à la maison, Marguerite prépara le dîner pendant que Tess jouait dans sa chambre. Le dîner consistait en un poulet surgelé acheté à l’épicerie de Blind Lake. Quelconque mais pratique et à la portée des talents culinaires limités de Marguerite. Le poulet tournait dans le microcuiseur lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer.
Elle piocha le micro dans sa poche de poitrine. « Oui ?
— Madame Hauser ?
— Elle-même.
— Désolé de vous déranger si près de l’heure du dîner. Bernie Fleischer à l’appareil… le professeur principal de Tessa.
— Ah oui. » Marguerite masqua son soudain malaise. « On s’est vus en septembre.
— Je me demandais s’il vous serait possible de passer me voir dans la semaine.
— Un problème avec Tess ?
— Pas à proprement parler. Je me disais juste que nous devrions garder le contact. Nous pourrons discuter de tout cela en détail lors de notre entrevue. »
Marguerite fixa une date et rangea le téléphone dans sa poche.
Je vous en prie, pensa-t-elle. Faites que ça ne recommence pas.